Le soleil est encore jeune. Il réchauffe mon échine juste à point. Il n'a pas encore atteint la rosée parfumée au lotier qui réjouit mes naseaux. Ce grand pré ? Pour moi seule !
L'abri de planches ? C'est le mien !
La cuve d'eau à l'ombre du grand chêne ? Pour moi aussi !
L'heureuse bénéficiaire, c'est moi, la mule. Mon nom ? Mulette ! Mes maîtres ont l'imagination fertile ! De bonnes gens.
On sifflote. C'est Léon le fermier avec un grand seau d'eau. Comme il est prévenant et gentil !
-Viens ma Mulette, module-t-il.
Je trottine allégrement à sa rencontre. Il me flatte l'encolure, l'eau est fraîche, quel maître charmant !... Mais, qu'est ce qu'il fait ? Ah le sournois, le fourbe, le voyou, il m'a passé le licol ! Il sourit le tartuffe !
-On va labourer le champ de la plaine, annonce-t-il.
Le champ de la plaine ! Mais c'est au moins à un kilomètre, autant dire mille mètres ! Une soudaine et fulgurante arthrose du canon, du boulet et aussi... du paturon, me cloue les quatre fers au sol, je prends racine...
Le bougre a de la poigne, il tire sur la longe et me voilà affublée d'un collier, d'une ventrière et attelée aux timons du char. Le Léon est un esclavagiste !
-Je vais te badigeonner de chasse-mouches, ça va te protéger ma mulette, prédit cet Escobar.
Le chatouillis de la plume d'oie qu'il utilise pour me peinturlurer ne me déride même pas, je reste tête basse, j'en veux à ce Judas !
-Hue Mulette ! Vient-il de décider !
Je suis percluse d'arthrose et... sourde. Moi aussi, je viens de le décider ! Je boude et ne bouge pas !
-Hue Mulette ! En avant ! Vient-il d'intimer !
Sourde je reste ! Dans mon for intérieur je regimbe et rue dans les brancards (seule l'arthrose m'empêche de passer à l'acte ) !
Il y a encore dans mon dos, deux «Hue Mulette» de plus en plus impatients et une agitation des rênes qui me réjouissent ! J'ai réussi à agacer le traître !
Je démarre en boitant, en renâclant, en lambinant (l'arthrose-subite est redoutable !) J'entends vaguement derrière moi des remarques de semi-satisfaction, du style "pas trop tôt","tête de mule" (quelle évidence !). Bref, j'arrive clopin-clopant mille mètres plus loin ! Je me cabre (intérieurement, l'arthrose toujours !) Quand ce faux jeton m'harnache pour tirer la charrue.
-Dans une petite heure tu retrouveras ton lotier ma Mulette! Assure mon "tyran."
Je ne lui accorde pas un regard : une heure, ça fait tout de même soixante minutes d'exploitation de Mulette... Je démarre en zigzagant... exprès ! Les voisins de champ du Léon vont remarquer que "ses" sillons ne sont pas droits et lui en faire la remarque, je jubile !
"Une vingtaine d'allers et retours plus tard (et autant de pensées rancunières et
de claudications diverses !), je me retrouve à la tête du char. Le Léon prend les rênes en sifflotant. Il peut économiser son "Hue Mulette", je galope déjà sur la route du retour et je ne ralentis qu'en entrant dans la cour de la ferme ! J'ai "avalé" les mille mètres en une bouchée !
Le Léon a un sourire moqueur en me désharnachant, je lui fais une guillerette petite ruade de côté pour lui signifier que je ne lui en veux pas (trop !) et je trotte vers mon lotier où je fais une, deux, trois roulades de plaisir !
Vous avez dit "arthrose?!"
- histoire vraie-
Ene mulette.
J'seu ène mulette qu'a, renque pou li : ène chintre d'aveu du lotier, in charti, in abouèrou sô l' gran châne, du soulè ape in pâtron, le Léon qu'èrrive en subiant ! E vin m'abouèrer.E m'appale "Vin Mulette, vin...". El è bin gentite c't'houme. Sa seille d'aigue m'fè ben du ben è gorgoillot.
Tout par in coup, j'baille bieu, c'margalou, c'traîne-culotte m' passe le licou.C't'apchâtre veut m'fére travouailli !
J'seu in aria, racafouainie, mandrue. Quand è veut m'applayi è chai, j'fè dè peutes façons. El a beau m'fér'encrére què m' dorlote daveu l'émouchau qu'va chaissi lè mouchillons, j'su maucontente, j'hargigne, gambille, chambrille. J'va in beuznant, j'fè ma ganache tignouse! C'te Léon mitemon è in ébrution, è ragonne. Y è in argonier, in ch'ti. Ch'eu seudiale à sè "aïsse", j'me r'varpe en fiant des seillons tirvauchis d'binelle !
A fauche, j'découlère, y è binstôt l'bout d'l'apier...
Pou r'veni, pôvr'ami, y barde! J'frondale, dralle, j'su alègre, lè r'dalles sautrallant!
Sitôt dépouaigie, j'cô din min lotier, j'fè ène, deuais, trouais cubêchios in r'millant d' piaisi!