On est encore petits, alors on nous a cantonnés, par précaution derrière le grillage à mouches de la porte de la cuisine .
C'est la veille d' un grand jour, celui du battage. Depuis mi-juillet, les gerbes patientent sous un hangar, entassées jusqu'au faîte du toit .
Les yeux aussi ronds que la bouche, on assiste de loin à l'entrée lente, asthmatique de deux mastodontes. La locomotive, énorme grillon noir à long groin, tracte le paresseux wagon rouge de la batteuse qui trimera dur demain. Ce soir, mollement, docilement, elle fait la planche...
La nuit tombe alors que se terminent mise en place, calage des engins et montage des courroies.
On nous permet maintenant d' aller voir de près les colosses. On en fait le tour, on se noircit avec ravissement les mains aux flancs poussièreux qui sentent la graisse chaude. Puis on va dormir, demandant à être réveillés à l'aube, on ne veut rien manquer du grand jour.
Le lendemain, dès les vaches traites, une quinzaine de voisins et parentèles, masculins de tous âges, en bérets, ceintures de flanelle ou marcels, investissent l'espace.
Sous l'avant-toit devant la cuisine, une armada féminine s'affaire derrière deux longs plateaux de sapin sur tréteaux. Les ouvriers du jour se pressent devant. Ils boivent, debouts, du café bien serré servi dans des verres en Pyrex. Certains irréductibles réclament que leur noir breuvage soit baptisé d' une généreuse rasade de " goutte ". La gnole du René, maître des lieux, est de bon renom ! Le volume des pyramides de bugnes diminue à vue d'oeil, belle récompense pour la Fernande qui a pâtissé hier jusqu'à l'heure de la traite.
Les accros du gros gris en profitent pour savourer leur dernier mégot de Gauloise. La paille et le feu ne font pas bon ménage.
Pour le Roger, grand maître d'oeuvre, la responsabilité est grande. Tout au long de cette journée, il devra veiller au bon fonctionnement de ses engins, sa réputation est en jeu! Chiffon gras et burette en mains, béret- tarte et pantalon à bretelles, il s'affaire autour de la locomotive qui toussote, tchou-tchoute puis prend son rythme de croisière entraînant la grosse batteuse dans un ronronnement de bielles bien huilées.
Depuis des années, ils s'entraident entre voisins. Les équipes sont bien rodées, chacun connaît sa tâche. Seul le vieillissement et sa kyrielle de diminutions physiques peuvent chambouler quelque peu la donne. On change de poste en douceur pour éviter les blessures d'amour propre...
L' Emile, le Francis et le Darius, les musclés, lancent les gerbes sur le tapis roulant.
Statiques en haut de la batteuse, deux anciens, l' Ernest et l' Omer. Ils réceptionnent les gerbes, en tranchent les ficelles d'un Eustache agile, les éparpillent et les dirigent vers l'égrenoir. Leur collier de ficelles autour du cou les transforment en insolites vahinés.
Surveillant l'écoulement des grains dans de grands sacs en jute, deux équipes de robustes, le René, le Gugu, le Charles et le Louis. Leurs épaules et leurs nuques, vont se coltiner des dizaines de fois des charges de cinquante kilos. Par l'échelle, il leur faudra grimper au grenier, s'y délester de leur précieux fardeau "., redescendre pour remonter ensuite, exténuant...
Le Maxence et le Francis empilent sur un char la paille bottelée tendue à la fourche par l' André et le Léon. Quand l'échafaudage dépasse largement les ridelles, la jument comtoise conduit paisiblement l'équipage jusqu'au pré à côté du potager. Là, l' Aristide et le Médé, architectes es chaume, vont avoir une importante responsabilité, dresser l'énorme meule de paille. Leur édifice devra défier les forces d' Eole, la loi de la pesanteur et les sournoises infiltrations des pluies...Leurs meules sont célèbres dans le secteur, on les reconnaît de loin, on les a baptisées les Médari ! Ceux du village qui ne font pas partie de leur équipe, envient la perfection de leur faîte, qu'ils ne peuvent égaler.
Deux pauses dans la matinée permettent de souffler un peu, de se rafraîchir et se désaltérer.
Le Roger en profite pour buretter à tout va et pour ausculter ses chouchoutes ! Il est soulagé, les courroies n'ont pas sauté et il n' a eu droit qu'une seule fois au couplet " Oh! Le Roger, tes fi-fi, tes fi -fi, tes ficelles, oh! le Roger, tes ficelles elles ont cassé. Oh ! le Roger, ta cho-cho, ta cho- cho, ta chopine, oh ! le Roger, ta chopine faudra payer !" joyeusement entonné par toute la troupe ! Il est accouru, ses grands bras en moulinets, a stoppé la batteuse et réparé avec dextérité. La chorale improvisée le remercie d' un "Ah, le Roger, y' è bin touais, y'est bin touais, l' pieu adret ! Mais le Roger, la cho-cho, la cho-cho, la chopine, mais le Roger, la chopine faudrô t' y point l' u-bier !". Le Roger, habitué à être charrié, a rétorqué " Ouais, causi touj *!" en pinçant son béret-tarte et a couru relever la manette. Et le gros wagon rouge s'est remis à bourdonner.
Les cloches de l' Angélus de midi donnent le signal du casse-croûte !
Dans une ambiance de cour de récréation, sous l'eau fraîche tirée de la pompe, la troupe s'ébroue.
L' installation autour de la grande tablée est désordonnée, bon enfant.
Les femmes arrivent tenant serrées des soupières fumantes. En louches généreuses, elles servent les assiétées. La purée, beurrée- crémée maison, les poulets et les chipolatas, sont accueillis avec grand plaisir. Elles veillent à ce que personne ne manque ni de pain ni de vin. Elles apportent des pots d' eau fraîche, consommée avec parcimonie! Les appétits se calment un peu. Pourtant personne ne rechigne devant le comté, les tartes aux mirabelles, le café et le pousse café!
Chacun prend son temps, retrouve sa pipe ou roule son gros gris. Les Eustache, Laguiole, Opinel, Pradel et autres Solingen signalent en claquant, la fin de la pause. Les conversations roulent sur la météo, le lait, la sciatique, le mildiou, les vaches, le bal de la mi' stembre. Il y a des rires et des fredaines, on glisse une souris dans la poche du voisin, on noue les lacets des galoches aux pieds des chaises, on accroche les casquettes bien haut dans le vieux tilleul. Demain et jusqu'à la fin des battages, ils iront s' entraider de maison en maison pour rendre la pareille.
Le Roger passera la fin de l'automne et l'hiver à vérifier pièce par pièce ses deux monstres précieux.
Les grains de blé deviendront farine à pain doré.
L' orge et l' avoine engraisseront les cochons. La paille fera des litières fraîches aux chevaux,vaches et lapins.
Et les enfants, on les a oubliés ! Le vrombissement de la batteuse a rameuté les cousins, les voisins. Ils sont six ou huit à faire de joyeuses roulades dans la poussière des balles, ils éternuent, suffoquent mais rien ne les arrête. Ils grimpent au grenier. Font " le mort " dans les grains blonds du blé qui coule comme de la belle eau de leurs doigts écartés.
Ils sont en train de se constituer un monceau de souvenirs. Ils ne s'en doutent pas, ils ne le sauront que bien plus tard...
* Causez donc !