Prenez une belle poignée d' adolescents ( une trentaine ) avant leur départ en stage auprès de personnes âgées.
Saupoudrez chacun de leur pupitre d'une copie de la missive écrite par une vieille dame décédée en maison de retraite.*
Laissez reposer le temps d'une lecture.
Dans la foulée, glissez subrepticement une tranche de " Si tu t'imagines " par Juliette Gréco. Laissez agir.
Vous obtenez d'abord, trente silences compacts longs et graves.
N'intervenez pas.
Laissez monter la pression.
Préparez vous, à essuyer, après quelques soubresauts, une redoutable déferlante de commentaires.
Laissez fuser.
Observez sans intervenir, patientez un peu.
Puis, avant que l'agitation des molécules n' atteigne son paroxysme, agissez.
Réduisez petit à petit la puissance de chauffe.
Amenez progressivement le tout à décantation.
Résultat surprenant : les trente jeunes fruits verts, un peu acides ont subit un tel chambardement qu'ils se sont subitement auto-mûris et en restent un peu blêts...
Au bout de deux heures, étrangement, ils n'acceptent que laborieusement le démoulage vers la porte de sortie.
On rapporte des cas où des effluves de " Fillette-teu, fillette-teu, ce que tu te goures... "" se répandraient dans les couloirs, ce serait, paraît-il un signe de recette réussie...
Lettre trouvée dans la valise d'une vieille dame, après son décès dans une maison de retraite-
Une vieille femme grincheuse, un peu folle, le regard perdu,
Qui n'y est plus tout à fait, qui bave quand elle mange et ne répond jamais.
Qui, quand tu dis d'une voix forte " Essayez ",
Semble ne prêter aucune attention à ce que tu fais.
Et ne cesse de perdre ses chaussures et ses bas.
Qui, docile ou non, te laisse faire à ta guise,
Le bain et les repas, pour occuper la longue journée grise.
C'est ça que tu penses, c'est ça que tu vois ?
Alors, ouvre les yeux, ce n'est pas moi.
Je vais te dire qui je suis, assise là si tranquille,
Me déplaçant à ton ordre, mangeant quand tu le veux.
Je suis la dernière des dix. Avec un père, une mère,
Des frères et des soeurs qui s'aiment entre eux.
Je suis une fille de seize ans, avec des ailes aux pieds,
Rêvant que, bientôt, elle rencontrera un fiancé.
Mariée déjà à vingt ans.
Mon coeur bondit de joie au souvenir des voeux que j'ai faits ce jour là.
J'ai vingt cinq ans maintenant et un enfant à moi,
Qui a besoin de moi pour lui construire une maison.
Femme de trente ans. Mon enfant grandit vite.
Nous sommes liés l'un à l'autre par des liens qui dureront, il veille sur moi.
Cinquante ans, à nouveau autour de moi des bébés;
Nous voilà avec des petits enfants, moi et mon bien-aimé.
Voici des jours noirs, mon mari meurt.
Je regarde vers le futur en frémissant de peur,
Car mes enfants sont tous occupés à élever les leurs.
Et je pense aux années et à l'amour que j'ai connus.
Je suis vieille maintenant et la nature est cruelle,
Qui s'amuse à faire passer la vieillesse pour folle.
La grâce s'en va de mon corps et la force m'abandonne.
Il y a maintenant une pierre là où jadis j'eus un coeur.
Mais dans cette vieille carcasse, la jeune fille demeure.
Je me souviens des joies, je me souviens des peines,
Et, à nouveau, je sens ma vie et j'aime.
Je repense aux années trop courtes et trop vite passées,
Et accepte cette réalité implacable, que rien ne peut durer.
Oublie la vieille femme grincheuse, regarde mieux, tu me verras.
Si tu t'imagines
si tu t'imagines
fillette fillette
si tu t'imagines
xa va xa va xa
va durer toujours
la saison des za
la saison des za
saison des amours
ce que tu te goures
fillette fillette
ce que tu te goures
Si tu crois petite
si tu crois ah ah
que ton teint de rose
ta taille de guêpe
tes mignons biceps
tes ongles d'émail
ta cuisse de nymphe
et ton pied léger
si tu crois petite
xa va xa va xa va
va durer toujours
ce que tu te goures
fillette fillette
ce que tu te goures
les beaux jours s'en vont
les beaux jours de fête
soleils et planètes
tournent tous en rond
mais toi ma petite
tu marches tout droit
vers sque tu vois pas
très sournois s'approchent
la ride véloce
la pesante graisse
le menton triplé
le muscle avachi
allons cueille cueille
les roses les roses
roses de la vie
et que leurs pétales
soient la mer étale
de tous les bonheurs
allons cueille cueille
si tu le fais pas
ce que tu te goures
fillette fillette
ce que tu te goures
Raymond Queneau, L'instant fatal