Dans ce petit village, il me souvient...
Que les cours des fermes toléraient une herbe rare et mal coiffée.
Qu'elles ne faisaient pas de chichis et restaient largement ouvertes, laissant passer les troupeaux qui les embousaient sans vergogne.
Que quelques buissons ébouriffés, résistant opiniâtrement aux années, tenaient lieu d'étendage à linge horizontal (les vaches slurpaient en passant mouchoirs et pantets de chemises). Qu' ils étaient aussi l' ombrage-refuge des volatiles de toutes plumes et réceptacles à vaisselle cassée (le reste des détritus finissait dans l'auge à cochons ou sur le tas de fumier. Tri sélectif avant l' heure !)
C'est tout pareil qu' avant, quoique...
On délimite son pré carré. On nomme pelouse un tapis vert haut de trois centimètres, peaufiné au taille-bordures et aux ciseaux à broder. Aucune chance n' est laissée au moindre pissenlit rustique, décapité illico ! (il adore ça être tondu le pissenlit, il repoussera de plus belle, il faudrait un carottage, perceur de moquette pour l' éliminer, mais, chhhhhut, ne vendez pas la mèche, laissez une chance aux pauvres pissenlits !)
On a dépensé plus d' un mois de salaire (confortable), pour une merveille de clôture hauteur 1,80 m, poteaux à feuillure, grillage soudé vert pré, clipsé 250 fois, (pince à clipser en promo jusqu' au 20 octobre) . On lui a adjoint, histoire qu' elle se sente moins seule, une non moins onéreuse haie de thuyas " aux esthétiques formes pyramidales" dixit le dépliant. On s'est empressé de les dépyramider et de les tailler en muraille-boîte de sucres. On a bien cadré son territoire, on l' annonce ! Il reste justement deux clips à utiliser.
On affiche ses armoiries " Fond de gueule. Divisé en fascé à la bande d' argent." (sens interdit)
On y joint sa devise, sobre et conviviale" Propriété privée. Défense d' entrer."
Il me souvient,
Que l'étang vaseux et carpeux était le rafraîchissoir des dimanches de canicule.
C'est tout pareil qu'avant, quoique...
Dans chaque carré empelousé sont échouées d'énormes casseroles bleues joufflues et boudinées. Leur court-bouillon, chauffé au soleil, frémit aux plongeons des amateurs d'éclaboussures chlorées et de cris d'orfraies.
Les adorateurs d'océan miniature exultent quand leur hors sol à boudins titre une obésité de plus que celui des voisins. Et, tout comme on compte les barrettes sur la vareuse d'un militaire, on compare le nombre de barreaux des échelles de plongée, à chacun sa gloire !
Il me souvient,
Que de placides chiens de berger, libres de leurs mouvements, rêvassaient étalés au soleil. Si vous insistiez vraiment, ils vous gratifiaient d' un bon gros OUAF, assez peu dissuasif.
C'est tout pareil qu' avant, quoique...
On s'est équipé de micro-canins agités, tressautant derrière le rempart grillage-haie-thuyatée. Ils vous assourdissent de YIPP,YIPP,YIPP, et vous agaçent en parallèlisant votre avancée. Ils griffent hargneusement l' onéreuse clôture ( bien fait ) ! tant que vous osez longer leur territoire sacré.
Il me souvient,
Qu' il n'était nul besoin d' annoncer" Chien" devant la maison. Un chien faisait partie de la maisonnée. Aurait-on eu l' idée d' étiqueter " chevaux de trait " le Bijou ou la Coquette ou de préciser " Mule capricieuse " devant le pacage de la Mulette ? On n' était pas au zoo !
C'est tout pareil qu' avant, quoique...
On rivette sur le portail un panneau émaillé qui signale la présence de molosses de trois livres et demi. " Attention au chien" ou "Je surveille la maison" sont illustrés de canins fiers et imposants. Lorsque vous découvrez que des «Yippeurs" font fonction de gardiens, il vous vient des idées délatrices pour cause de publicité mensongère !
Il me souvient,
Que les portes des maisons n' étaient pas verrouillées, hormis les jours de foire; la maison était alors délaissée une matinée, le temps d' un aller-retour à vélo ou en calèche jusqu' au chef-lieu de canton. En cas de besoin, chacun pouvait trouver la clé dans le pot de géranium, près de la porte !
C'est tout pareil qu' avant, quoique...
On sait accueillir ! Avant d' arriver à la porte, serrure trois points, haut et bas, carénée avec capot et verrou de blocage, on prévient de sa présence en faisant driiiiiiiiiner une sonnette à l' astringence agressive des prunelles pas mûres. Après ces formalités d' usage, un brin de conversation interphonique, et un zeste d' attente pour inactivation électronique de l' alarme extérieure, le portail automatique avec feu jaune clignotant (ampoule 24 v) condescend à vous octroyer le passage...Vous slalomez pré-cau-tion-neu-se-ment, pas japonais obligent, jusqu' au paillaisson lumineux (à led) du perron. Là, avant d' entrer, vous cherchez les patins... On se récrie, surpris -Les patins ? Nous sommes à la campagne et vivons en toute simplicité ! Pas de patins ! Voyyyons ! ...Des patins, quelle drôle d' idée...
Il me souvient,
Que les grandes fermes bruissaient de vie. Enfants, parents, grands-parents y cohabitaient.
Que les étables, écuries, bergeries, soues, clapiers, poulaillers, ruches, en faisaient un Arche de Noé.
Que les jardins étaient généreux.
C'est tout pareil qu'avant, quoique..
Seuls, deux chats et une vieille femme font de la résistance dans l'une de ces longères vides et muettes. Ils y sont bien trop au large, comme dans un vêtement trop ample...
Du jardin en friche s'échappent les gratte-cul d'un rosier têtu...
Ce petit village est tout pareil qu' avant, quoique...il paraîtrait que quinze olympiades sont passées...