L'effeuillage
-Gagné! J'ai gagné ! J'ai droit à "la" récompense...
Julot, tout excité, jubile. Il va faire la bise à l'une des effeuilleuses!
Il dévale de son perchoir. Encouragé par la douzaine de spectateurs, l'air gourmand, il passe en revue les dames et demoiselles. Choisira-t-il la brune Odile, la jolie Claudette? Applaudi, il embrasse la blonde Nicole, la plus gironde des effeuilleuses.
Ne rêvez pas ! Nous ne sommes pas au cabaret !
Seulement dans une grange de l'avant- Bresse, un soir frisquet d'automne dans les années cinquante.. Famille et voisins sont rassemblés pour la veillée d'effeuillage... du maïs.
On a roulé des sacs de jute et de vieilles couvertures des armées sous les portes de la grange pour limiter le passage du redoutable vent du nord.
Des monticules d'épis de maïs ont été déversés en large U sur la terre battue. On s'y perche, à un mètre du sol et on commence à dépiauter les épis qui sont jetés au centre de la grange. On ne leur laisse que deux oreilles feuillues. Elles seront nouées sous les avant-toits pour le séchage à l'abri des rongeurs.
Très vite, la soirée s'anime. Julot vient de sacrifier, avec un plaisir évident, à la tradition des épis carmins dont la découverte permet d'embrasser qui on souhaite!
L'autre coutume est une sorte de petit bizutage. Dans ce genre d'assemblée, bien souvent une jeune fille vient accompagnée de son galant. Si ce bon ami n'est pas du village, le maître de céans lui propose, en grandes pompes, la place d'honneur, où il sera bien visible de tous.
Il s'y installe rougissant ou fanfaronnant.
Mine de rien, les effeuilleurs l'observent avec une sorte de fébrilité. Ils guettent le moment où le non initié plongera les mains dans des épis rendus noirs et gluants par le charbon du maïs. Ce coussin de séant lui a été spécialement réservé, à son insu! C'est le prix à payer pour une intronisation bon enfant au sein des "écheilleurs de trequi". S'ensuivent des rires et quelques ritournelles d'adoubement. L'ambiance va crescendo. Les amuseurs s'en-moustachent de barbe de maïs, les bavards captivent par leurs fausses-vraies anecdotes.
Peu avant minuit, les épis à oreilles forment une belle pyramide. Les effeuilleurs ont bien travaillé. Les fesses un peu talées et les doigts endoloris, ils retrouvent la convivialité d'une collation en charcutailles et tartes aux reinettes.
Jusqu'à l'entrée de l'hiver, il y aura bien d'autres soirées de ce genre, on se rendra la pareille entre "aidants" de ce soir.