Défi n°74 "Objets inanimés avez-vous donc une âme?" proposé par Enriqueta pour les croqueurs de mots.
"Objets inanimés avez-vous donc une âme"?
Choisissez un objet et racontez-nous sa vie humanisée et ses relations avec vous.
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Elle avait le trac.
Sa main tenait ma poignée bien serrée.
Je la chaperonnais, tout fier d'être le cartable de sa première rentrée.
Elle était encore bien petite et j'étais tout petit,
teinté de rouge brique et mon cuir simili fait de carton bouilli.
Dans mon giron brandillaient un chiffon, une ardoise et son crayon,
minimale provision pour apprentie-écrivaillon.
Vint ensuite pour elle le temps de l'éducation -primaire -pour- tous- obligatoire;
là encore, de l'accompagner me suis fait un devoir.
Me rendant guère plus rond, elle a nourri mon ventre,
d'un cahier du jour vénéré, protégé d'un épais papier encre
à l'étiquette lignée, au grand buvard rosé, et d'un cahier de brouillon
au cache protecteur, dont le recto vantait une "garantie pure chicorée"
qui me faisait saliver.
Je n'ai pas protesté lorsqu'elle m'a un peu endolori les flancs
du bois d'un rigide plumier, riche d'une gomme, d'un crayon
et bizarrement, d'un Sergent Major en plumes...
J'ai accepté sans broncher le vaste mouchoir en boule, à la fois soulageur de rhume
et secoureur de genoux meurtris et aussi les images en double de "La vache qui rit".
Lorsque d'une éducation secondaire la chance on lui donna,
elle me jugea peu adapté à ce nouvel état
et me préféra un immense portefeuille en véritable boa,
cadeau d'une parentèle exilée dans les îles.
Bien étonnée fut ma peau de reptile
de se voir trimballée chaque jour, six kilomètres-aller
et au retour autant, par soleil, gel, pluie ou grand vent
sur le porte-bagages de ma collégienne à vélo.
Le plus saugrenu et le plus rigolo,
c'est qu'elle m'appela "vache" en argot de potache!
Joufflu de plus en plus, converti en serpent ruminant,
dans mes flancs j'enserrais de nouveaux enseignements;
sur elle me calquant, j'abhorrais ce qu'elle détestait,
j'appréciais ce qu'elle affectionnait.
Ainsi pour l'histoire, la géo et l'Allemand
je me montrais des plus tolérant.
Pour le dessin, les sciences nat et surtout les rédac
j'élargissais mes soufflets tout grands,
qui devenaient mâchoires tels étaux d'établis
dès lors que paraissaient les maths et la géométrie.
Au lycée, en pension mon adolescente j'ai suivi.
Elle m'a gavé de physique, de chimie,
instruit des rudiments du droit, de la sténographie.
Avec dame philosophie m'a prié de faire amie-ami.
M'a dévoilé le curieux alphabet de la dactylographie,
m'a fait entrer en sympathie avec la biologie.
Délaissant "guten morgen", prit le pli de me saluer "good morning".
Complice je me liguais contre ses perpétuels ennemis,
écrasant pour lui plaire leurs interros honnies dans mes sombres replis.
Pour me remercier elle me bombardait de papiers or chiffonnés
au subtil parfum chocolaté, dont elle et ses amies
se régalaient dès qu'un menu plaisir les mettait en joie
ou que d'une poussée de mélancolie elles devenaient les proies.
Ensuite, en cartable numéro trois, je me suis retrouvé
sac vintage en daim couleur chocolatée, silencieusement à ses pieds bien calé,
tandis que sur les feuilles anonymées des concours elle planchait.
J'étais là pour l'encourager lorsqu'elle en fut au stade
de ses débuts sur estrade.
Comme elle l'exigeait pendant quatre décennies,
j'ai protégé les écrits de milliers de copies.
Deux ou trois fois j'ai changé de tournure,
me prénommant tour à tour sacoche, serviette ou bien encore besace.
Fidèle, tel un servant de messe,
je l'ai suivie aussi bien par jours sombres que par temps d'allégresse.
Il y a quelques années,
considérant sans doute son rôle comme accompli, son mandat elle n'a pas renouvelé.
Me remerciant d'un sourire de connivence, dans un coin du bureau elle m'a déposé.
Dorénavant elle ne vient m'éveiller
que pour confier à mon giron, en précieux coffre fort
les messages que lui envoient encore,
pour certains depuis plus de quarante années,
celles et ceux qui, pendant deux ou trois ans, ont avec elle marché
et qu'elle a écoutés, poussés, stimulés, réconfortés
et encouragés à se hisser en haut du marchepied,
leur souhaitant de vivre leur vie, alors qu'elle au quai demeurait.
Pour eux elle avait le trac, mais le dissimulait
en sa main tenant ma poignée bien serrée...