Au cours des années 1950, Julien officiait en facteur de campagne.
Pour tous il devint l'Ju-ien.
Parce qu'une erreur d'homonymie est si vite arrivée, par précaution on précisa l'Ju-ien du PTT.
L'Ju-ien du PTT était corpulent-ample-replet.
Parce qu'à l'époque certains adjectifs ne mettaient pas la population en émoi (et que la HALDE ne s'enfiévrait pas pour si peu), il devint l'gros Ju-ien du PTT.
Parce qu'il faisait partie du quotidien villageois, on s'autorisa une cordiale appropriation en nâôt' (notre)gros Ju-ien du PTT.
Pour contrer les esprits taquins qui transmuaient volontiers Postes Télégrammes et Téléphones en Petit Travail Tranquille, nâôt gros Ju-ien du PTT devenait chaque jour ouvrable, pédaleur ahanant sur trois kilomètres montants. Son vélo frappé du sceau de l'administration, était équipé de pneus ballons, d'une large selle confortable, de deux impressionnantes sacoches en cuir épais et d'un élément primordial, une rutilante et retentissante sonnette.
Pour prouver son allégeance à l'institution postale, il se déguisait en facteur. Il s'engonçait dans une vareuse et un pantalon de drap bleu marine et emboîtait son crâne d'un képi bleu foncé à passepoil rouge, qui lui tenait lieu tour à tour de parapluie, parasol et pare-frisquet.
Parce que les boîtes aux lettres particulières n'existaient pas, il devait distribuer consciencieusement en mains propres, la précieuse correspondance dont il était garant.
Chaque jour, sur neuf hectares, il zigzaguait de meix en meix en claironnant,
- Y'ê l'Ju-ien du PTT! et en actionnant sa sonnaille.
S'il ne recevait de réponse, il ne s'avouait pas vaincu. Il savait que, vue l'heure, les hommes étaient aux champs, les anciens au coin du fourneau ou assis au soleil levant et les femmes le plus souvent au jardin.
Il accotait son cycle réglementaire à la treille ou au tas de bois, contournait la maison et appelait de sa voix d'asthmatique - Huchhh, y'a t'y nion (personne)? Y'a t'y quéquion (quelqu'un)? Huchhh...La patronne? Huchhh... Y'ê l'Ju-ien du PTT! Huchhh...
- Ah y'ê touais nâôt' Ju-ien, lui répondait le jardin! J'arve! T'veux t-y dê porots ape d'la pommette, j'en ai d'la qu'monte. (Ah c'est toi not' Ju-ien! J'arrive. Est-ce que tu veux des poireaux et de la mâche, j'en ai d'la qui monte en graine.)
- J'veux bin lè porots, la pommette, j'co point apré. Huchhh...N'y v'là tan journau ape èn' léttre d'la Perception, j'sais point trop c'qu'ê t'viant...ah, ape atout èn'câtche d'ta sieû la Yaudine qu'ê é maître à Lon d'Saunier, an dirôt qu'ill a la deur d'ique. ( J'veux bien les poireaux, la mâche, j'cours pas après (j' n'en raffole pas, c'est pas ma tasse de thé!). Voilà ton journal et une lettre de la Perception, j'sais pas trop c'qu'y t' veulent...ah et aussi une carte de ta soeur la Claudine qu'est en apprentissage à Lons Le Saunier, on dirait qu'elle s'ennuie d'ici. )
- Ah bin la Pêrception, ê vant seûr'ment bin m'piônner dê sous, m'étonnerôt bin qu'y siê y-e qu'm'en baillint! La Yaudine, y'ê point d'nôs qu'ill a la deur', y'ê pi-e-tôt d'son bon aimi l'Jênot! ( La Perception va sûrement bien me réclamer des sous, ça m'étonnerait bien que ce soit eux qui m'en donnent! La Claudine, c'est pas de nous qu'elle se languit, c'est de son galant, le Jeannot!)
Et au portillon du jardin s'opérait le troc végétalo-épistolaire!
Quand une maison lui semblait pour la journée désertée, il déposait le courrier à l'abri d'un pot de pelargonium ou de bégonias selon son humeur, et reportait au lendemain la remise du mandat postal qu'il savait très attendu.
Vers les dix heures, nâôt'Ju-ien du PTT avait ses habitudes, il casse-croûtait d'omelette au lard, picrate, café et gnole chez l'Jeantet-Brequillou.
Il faisait aussi des pauses chez l'Gugu, le R'né, l'Titi et aussi chez l'Nésime où café et pousse-café étaient de mise. L'Ju-ien les avalait debout face à l'entrée de la cuisine, histoire de rester dans la légalité de la fonction,
- Jêmais p'dant l'service, jugulaire, jugulaire!
Il partageait la soupe du midi, en toute légitimité là où on lui en proposait une assiettée.
Si d'autres maisons accueillantes lui offraient ensuite des patates à la câsse (pommes de terre sautées à la poêle), du boudin ou du comté, il acceptait aussi, n'âôt'Ju-ien du PTT, bon gars aimait contenter tout le monde (et lui avec)!
Arrivé à ce stade de son périple, il dégrafait deux boutons du col de sa chemise, roulait en boule sur son porte-bagages sa veste réglementaire, relevait de plus en plus haut la visière de son képi, dégageant ainsi son front tout blanc ce qui lui donnait l'air étonné d'un hibou aux joues basanées.
Après chacun de ces arrêts programmés, pof, il vérifiait du pouce le rebondi de son pneu avant puis, pof, celui de son pneu arrière au cas où des garnements auraient rapiné leur ration d'air, ce qui arrivait de temps à autres...
Il contrôlait dans la foulée que les mêmes polissons ne lui avaient pas dévissé le dessus de sa sonnette. Le cycle PTT se devait de conserver son intégrité. Il ne serait pas dit que le timbre ferait défaut sur un vélo PTT! Inimaginable!
N'âôt'Ju-ien du PTT était victime d'une bien curieuse loi mathématique: plus la tournée avançait, plus les sacoches s'alourdissaient.
Certes, potirons et poireaux comblaient le vide laissé par le courrier, mais tout de même...
Il n'avait la solution à ce troublant problème qu'en fin d'après-midi en garant son vélo de fonction,
- Ah lê mandrins, lè z'âcrôbâtes! ê m'ant caillouté la m'sette! (Les voyous, les chenapans, ils ont rempli de cailloux mes musettes!)