Cabardouche

-Ah mes bons lutins, je suis heureux de vous voir ! Vous allez certainement pouvoir m'aider. Je n'irai pas par quatre chemins :  nous avons une situation compliquée cette année et je ne sais pas trop comment nous allons nous en sortir ... 

- Mais que voulez-vous dire patron ?  On va faire comme d'habitude , vous nous montrez les commandes des ti'nenfants-qui-ont-été-bien-sages, on file à l'atelier où sont stockées toutes les pièces nécessaires, on fait le montage des joujoux et  demain matin tout est prêt pour la grande tournée . 

- Moui....bon, heu... c'est là que ça devient difficile. Figurez-vous que les caribous, je ne sais pas trop pourquoi d'ailleurs, ont littéralement boulotté tout le courrier de Noël. Et le peu qui restait a terminé en confettis sous la fraiseuse pour amuser ces deux andouilles de chats. 

- C'est pas possible... Mais alors on n'a plus les commandes des ti'nenfants ? 

- Nan. 
- Et, heu ... les adresses ? 
- Non plus. 
- C'est embarrassant...
- Je sais... Bon, par contre il reste plein de crêpes à la confiture de griottes .
- Ouaiiiis ! 

Pour faire circuler le sang et remettre tout le monde sur pieds - et sur sabots - rien ne vaut un bon massage nival (en été, paf, vous jetez un seau d'eau.)

Santa en retrouvant ses esprits retrouvait ses soucis.

- « Mille milliards de...»

- « Stop Santa ! gourmanda Mama en frictionnant de neige molle la nuque du pépère énervé, nous ferons calmement le point sur les événements après avoir dégusté MES bonnes crêpes. Ouhouh ♪ Tout le monde à taaable ♪. »

Chacun fit compliment à Mama en piochant dans ses crêpes et ses beignets.

Les estomacs satisfaits, la sérénité était revenue et les yeux brillaient.

- « Père Noël le moment est venu.» murmura Mama à l'oreille de Santa.

Lorsque Mama donnait du " Père Noël " à son pépère, l'heure était grave.

- « Mille mi...» tenta Santa

- « Suffit, Père Noël, fais ton devoir, sinon...» ordonna Mama.

Santa, qui ne souhaitait pas un nouveau massage glacé - ç' truc là, ça vous dégouline dans le dos et vous donne la chair de poule - obtempéra.

- « Holà vous tous ! prêts pour la formule magique ? »

- « Prêts !»

Lentement Santa s'avança jusqu'au seuil et, cérémonieusement, dispersa de la poudre magique de lutins-pimpins.

Fiouuu ! Treize lutins farceurs fusèrent d'un feu d'artifice !

- « NOËL ARRIVE !»

OMMMMMMM...

Le mantra se prolongeaaaa.

Les félins, pourtant capables d'une très longue immobilité face à une minuscule et éventuelle proie, eurent au bout d'un moment des fourmis dans les coussinets. Ils désobéirent à Santa Mama, qu'ils laissèrent à sa transe, et s'en vinrent renifler les gisants.

Bien qu'en semi-hypnose, Mama eut la sensation qu'on lui râpait fermement les mollets; les félins à grands coups de langues tentaient de déclencher le plan ORSEC.

Le  "OMM...mum ?..." de Mama dérapa.

Elle émergea.

Très vite elle comprit qu'il y avait de l'eau dans le gaz.

Les gisants gisaient toujours et mollement gémissaient.

- « Vite, vite par ici les chats ! Il faut réveiller tout ce monde. Prenez de grosses poignées de neige et frottez les mufles des rennes; allez-y frottez fort. Moi je m'occupe de Santa.»

Santa Mama toute guillerette, escortée des matou-minette, vint au devant de ses invités.

- « Éhéh  ♪... les garçooons  ♪... »

Mama, un peu étonnée, les découvrit vautrés au sol.

- « Tiens tiens !... La petite troupe a inventé un nouveau jeu, c'est rigolo ! Ils pédalent tous dans le vide hihi comme des tortues renversées sur leur carapace ! Observez bien les minets, pépère Santa s'est joint à eux malgré ses rhumatismes, hihi  c'est plutôt sympa de la part du "patron".»

Tous trois contemplèrent le spectacle. Ils perçurent de vagues modulations, des sortes de vibrations, des bribes de mots, diffus... On aurait dit... Mais oui, c'est ça ! Tout à coup, Mama comprit sa bévue, elle murmura.

- « Chut, les chatons... les rennes et leur chef sont en postures de yoga... Ne les troublons pas... Fermons les yeux. Unissons - nous à leur mantra : OMMMMMMM...»

OH ♪ OH ♪ OH ! Tout guilleret Père Noël se dirigea vers ses consciencieux collaborateurs, ses dévoués adjoints, ses auxiliaires indispensables, ses... OH !

OHH... OHH... OHHH...

OH ! CONSTERNATION...

OH ! STUPÉFACTION...

OH ! CALAMITÉ...

Santa foudroyé, vacilla « Gloups ! Mille milliards de Noël en mai !»

Santa, vermillon, s'étrangla « Argll...argg... »

Santa, cramoisi, toussa « Krof... krof ... krof ...»

Santa vermillon-cramoisi toussa, en quinte « Krof krof krof krof krof !»

Santa pétarada « K' c' ? pétaudière ?»

Santa tonna. «  K' c' ? bousin ?»

Santa s'étrangla, toussa, s'étouffa, pétarada et à la renverse chut.

- « Pépère Santa, il est midi ♪  gazouilla Santa Mama, le repas de tes invités est ♪ prêt.»

- « Oh oh oh ! ♪ chantonna le Père Noël, il est en effet grand' temps que mes collaborateurs prennent leur pause bien méritée. Je m'en vais voir où ils en sont, oh ♪ oh ♪ oh !»

Les deux félins satisfaits de leurs tours colorées cédèrent à l'appel d'une sieste.

Chuttt ! Dans leurs rêves volent des papillons et des tranches de jambon.

Chuttt, vous dis-je !

Trop tard... vous avez fait fuir les papillons... Ces ingrats ont décampé avec le jambon.

Les vibrisses des félins dormeurs frémirent une première fois - a-t-on déjà vu des charcuteries qui séduisent des papillons-citrons ? Puis elles vibrèrent une seconde fois tout en se plaquant vers l'arrière : le cerveau - chat avait détecté un vibrato de l'air anormalement élevé, la faute aux rennes et à leur capharnaüm.

Le chat n'aime ni le changement, qu'il sanctionne par du pipi territorial, ni le remue-ménage qui l'envoie se planquer sur la corniche des armoires - excellent moyen de dépoussiérer ces sommets.

Le chat fait confiance à son instinct. Lorsque son ciboulot de chat commande "fuis", le chat se carapate !

En happant leur sac de courrier aux couleurs prohibées Bolduc et Kraft déguerpirent, grimpèrent non sans peine au sommet d'une colline enneigée qui dominait la route.

Frustrés de n'avoir pu profiter du vol des insectes bariolés dans leur rêve interrompu, flouf flouf flouf, ils lancèrent à la brassée leurs courriers jaune caca d'oie, bleu canard et vert épinard. L'atterrissage en douceur des lettres-papillons sur la route blanche était féérique !

Ô joie, un broyeur de neige qui tombait à pic, les dispersa en nuées de confettis multicolores!

Au summum de l'euphorie, les félins disputèrent une bataille de boules de neige mémorable qui les trempa comme des soupes !

Mais d'où provient donc ce curieux parfum de framboise fraise-myrtille et banane -mangue ?
Les sacs de courriers exhalent une fragrance exotique et maraichère qui évoque la boutique de bonbons. Ce genre d'odeur sucrée qui prend en otage notre odorat quand on traverse une fête foraine.
Les lettres de Noël en sont saturées.
Elles enivrent les caribous dont l'appendice nasal est taillé pour flairer des bonbons à plusieurs kilomètres. 
Ils se trouve que  tous les enfants sages ont utilisé, pour enluminer leur belle lettre, des crayons "senteur" une invention pernicieuse qui transforme la moindre rédaction anodine en étalage de confiseur de gare.
L'accumulation de toutes les missives chargées d'encre écoeurante odorante, ont bouleversé les sens des Rennes....

Par curiosité, Furie huma la lettre qu'il tenait en mains sabots.

- « Peuh... ça sent l' papier.» conclut-il prosaïquement.

- « Sli sil, j' t'lassule, ça slent trop blon. Zessaie-z'en z'une autle...» jargouina Tonnerre très persuasif.

Furie plongea son grand mufle dans un nouveau courrier.

- « Ah ! oui, voui ! cette frois je srens nelttement un paflum de crate aux prommes, humeux ! dérilcieux...»

À son tour Éclair bredouilla que son coullier emblaumait la mandlarine.

Celui de Comète : le prain d'épilces.

Rattrapés par la contagion, les autres détectèrent des effluves de rocholat, pelits beucrre, pulddring, machallamow...

Les bestiaux à l'olfaction un tantinet perlsturblée, étaient tout bonnement pafs, schlasses, beurrés, ronds, pétés, pintés, éméchés, gais et gris. (Le compte y est.)

Ils se mirent tous à bavoter, à se pourlécher les babines, à brouter goulument les gribouillages la littérature des chérubins.

- « Euh... ça va mon compère ? on dirait que tu es pompette ...»

- « Humm... vi, vi, vi... j' suis plompiette de framgroises...» articula laborieusement Tonnerre en léchouillant et machouillant l'enveloppe avec délices.