Sept heures 'au clock'
Sept heures "au clock "
Donc, cinq heures au soleil.
D' un pas semi-élastique, je crapahute dans le chemin pierreux de la côte des vignes. Hou, là, ça grimpe !
Oui, c'est le destin d'une côte...Marche...
J'ai salué un amas de gros champignons blancs étalés à l'ombre du vieux frêne. Ah ? des Charolaises... Exit les Montbéliardes... ? Tu cogiteras plus tard sur le pourquoi de la mutation ; après tout les Charolaises sont des Montbéliardes qui veulent jouer aux rosés des prés. Marche...
Pas une once de rosée, signe de changement de temps. Le maïs aurait besoin d'eau, il commence à corder (1). Et moi, il faudrait m'encorder...Cette côte est redoutable.
Oui, mais c'est en mettant un pied devant l'autre qu'on avance. Marche... Au bout de la vigne là-haut, ça brille... Moi qui croyais être seule à battre la campagne à l'aube au clock, j'ai de la concurrence. Marche...
Une carapace et quatre roues. Oui, on appelle ça une auto. Marche... Des numéros à éternuer, sûrement des Hollandais. Regarde mieux, en bas à droite, ah oui, il faut des lunettes ! Ce tout petit 39, c'est un indigène du cru !
Le téméraire ! Il a osé risquer ses chromes et son chic gris métallisé dans ce "chemin montant, sablonneux, malaisé et de tous les côtés au soleil exposé" (merci Monsieur de La Fontaine !). J' aperçois le phaéton des six chevaux à injection directe (mazette, quelle Technologie !)
Expéditif, il arpente, sans vraiment leur prêter attention, les rangées de cette vigne qui fût celle de mon grand père. Agité, il téléphone d'une oreille en gesticulant des explications inutiles à son invisible interlocuteur.
Déguisé sobrement d'un tee-shirt rouge, enshorté de bleu-canard, casquetté de jaune citron (désastreuse retombée du passage récent du Tour vélocipédique ... ), embasketté de coussins d'air ; s'il n'effraie pas le mildiou, il peut jouer à merveille le répulsif à volatiles gourmands de grappes prometteuses.
Peu concerné, il ne frôle aucune feuille, ne goûte à aucun grain, n'a pas un regard pour les vieux ceps. Pressé, il court à sa limousine et file vers d'autres urgences qui peuvent sans doute attendre, dérangeant la poussière dans un asphyxiant sillage...
March...STOOOOP la petite voix ! Je fais une pause. Tu vois cette vieille croix de pierre, rongée par les ans, informe et vert-de-grisée de lichen, j'ai joué à la marchande à ses pieds. J'étais petite, j'accompagnais mon grand-père qui venait visiter son lopin de Seibel. Dans mes souvenirs... Paisiblement, la vieille mule dételée d'un char sans immatriculation, broute à l'ombre des grands chênes. Tranquillement, son maître, dos courbé, chapeauté de paille, ensaboté, prend des nouvelles de la future récolte en parlant aux vieux ceps. Il a roulé les manches de sa chemise jusques aux coudes. Il relève un sarment, arrache des chardons, soulève une grappe, en observe les grains. Hoche la tête. Il vérifie, en passant, la dureté des pêches de vigne riquiqui dont il ne profite jamais, elles plaisent aux maraudeurs... Il extirpe une ficelle de sa large ceinture de flanelle et emprisonne les buissons d'osiers exubérants qui limitent les rangées de vigne et lui servent de liens.
Le socle chaud de la croix est recouvert de cailloux et de fleurs des prés, censés représenter une table dressée, lorsqu'il me rejoint. Il me fait un clin d'oeil, et sort de la musette en grosse toile marron les tartines du goûter. Suprême honneur, je partage avec lui dans une timbale en aluminium rapportée des tranchées, le vin largement coupé d'eau qui glougloute du litre à étoiles emmailloté d'un journal humide. Aujourd'hui... Disparus le monologueur attentif et sa capricieuse Mulette (2)... Abattus les vieux chênes. Volatilisés les pêches rouge sang, les osiers taillés à l' Eustache et le char à ridelles... Reste la croix. Je vais comme autrefois déposer à ses pieds un bouquet de colchiques. Euh.?..Marche ?
Oui, march...Facile à dire, un, puis deux, puis trois quads pétaradants occupent d'autorité l'espace déambulable, avec la ferme intention d' éliminer tout élément gênant leur bruyante progression. Dans un sursaut d' Humanité, ils m'épargnent. Sans doute m'ont- ils prise pour une espèce protégée, celle de marcheuse dans les petits chemins qui montent, cailloutent et... font germer les souvenirs...
1* Corder : quand le maïs manque d'eau, ses longues feuilles s'enroulent sur elles-mêmes, telles des cordes tendues vers le ciel, implorant la pluie. 2* Voir "La Mulette."