Les Rogations
Dans la plaine, un nuage de poussière. Non, ce n'est pas un nouveau caprice du volcan EYJAFJALLAJÖKULL !
Un village franc-comtois, printemps des années cinquante (toujours après JC).
A travers champs, dans les ornières d'un chemin poussièreux, ondule une longue procession humaine. On capte des chevrotements de cantiques, des psalmodies de litanies des Saints, des Ora pro nobis, des Parce nobis Domine, des Te rogamus audi nos. Par ces supplications, les Rogations, les paysans quémandent la fructification de la terre cultivée et sa protection.
Les enfants de chœur marchent en tête. Coupe au bol récente, surplités de dentelles blanches, juponnés d'écarlate, cramponnés, l'un à la croix, le second au seau d'argent et son goupillon eau-bénité et le troisième, thuriféraire d'un jour, tout fiérot dans son nuage d'encens.
Le curé vient ensuite en vêture d'enfant de chœur taille XXL, soutané et barretté de laine noire quadri-cornue, missel noir en mains, il latinise. Derrière lui, tanguent les bannières brandies haut par les journaliers, humbles et pauvres travailleurs mis à l'honneur en cette procession des Rogations. (Belle journée pour eux qui ne possédent pas de terres et s'éreintent au service des paysans-propriétaires. Ils ont reçu de leurs employeurs une belle provision de lard salé, qui va améliorer leurs maigres soupes et le jeudi de l'Ascension, ils seront, suprême honneur, invités à leur table.)
Suivent de très près les adoratrices de poussière soulevée par les talons du curé, (attention ma fille, un seul Dieu tu honoreras... ). En tête, celles prêtes à affirmer leur très grande dévotion (attention mes filles, péché d'orgueil), et celles qui briguent la place d'honneur ( vu l' avancée de leur âge, et par là même de leur acariâtreté ) ! A coups de coudes, elles luttent pour y accéder, pousse-toi, l'Alphonsine, t'es venue qu'aux prunes alors que moi j'étais exacte aux Pâques fleuries, ouste! Elles sont traditionnellement raides, sèches, noirendimanchées des souliers au fichu et cramponnées à leur chapelet.
Arrive ensuite le reste de la section féminine, celles qui ne recherchent pas les honneurs, qui suivent docilement, qui sont là parce que leurs belles-mères y sont, ou pour y surveiller leurs filles ou parce que tout le monde y va, ou pour faire un peu la causette Libéranos domine, t'as des nouvelles de l'Alberte ? Ora pro nobis, t'sais-tu si son" infractus" va mieux ? Amen.
Les hommes, maîtres des champs, avec un retard conséquent ferment la marche. Une trentaine de paysans, plus habitués à fouler ce chemin de terre en sabots plutôt qu'en souliers du dimanche. Ils ont presque tous "tombé la veste" et mis leur béret en poche, on voit d'eux des chemises blanches qui se dandinent. Ils suivent, en plantant au bout de chacun de leurs champs, de courtes croix bénies en noisetier écorcé. Les gros possédants en ont encore les mains encombrées, alors que les autres se retrouvent les mains croisées dans le dos (et non dans les poches, ce serait mal vu en processionnant ...) en attitude de "j'ai marié mes filles" !
Là aussi, les Ora te pro nobis dérapent, paraîtrait qu' l'Auguste hésite entre un Mc Cormick et un John Deere, faut dire qu'il serait le premier à avoir un tracteur... murmurent-ils un peu envieux, et comme de loin le curé supplie : Seigneur délivrez-nous des rates, ils ajoutent Amen, et, pour faire "bon poids" et puis qu'Il nous délivre des courtilières aussi !