La goutte -1-
- On commence comment "la goutte" cette année, en ambulant ou en fixe? demande le Milon en rajustant les bretelles de sa bouille à lait.
- En ambulant, assurent deux ou trois bien renseignés.
Pour réchauffer ce petit matin de janvier, tous suçotent leurs mégots de Gitanes papier maïs. Ils reprennent leurs vieilles bécanes qui les ont amenés à la "coulée" matinale de la fruitière à comté.
- Y a plus que trois fixes précise l' Eunésime: le Louis qu'est hospitalisé, le Glaude qui passe l'hiver chez sa fille et le Marius qu'est pas pressé!
- Je commencerais bien annonce le Léon, pour être tranquille après. La Blanchette et la Lunette vont faire le veau vers la fin du mois, ça me ferait moins de tintouin à gérer en même temps.
- C'est bien facile, surtout que t'es le plus près pour récupérer l'alambic. On pourrait continuer en suivant si ça arrange tout le monde. A raison de deux jours en moyenne par bouilleur de cru, dans les deux mois, tout le monde aura fait sa goutte.
- Peut-être même avant. Est-ce que les Déchamps et les Essarts voudront distiller cette année? Les pères sont morts cet été, si les enfants prennent la relève, ils vont être taxés plein pot! 50% sur les dix premiers litres, 100% sur le reste, ça donne à réfléchir... C'était plus facile avant 1959, quand un bouilleur décédait, le droit de distiller se transmettait aux héritiers. C'est fini tout ça, tu dois payer pour terminer ton travail de vendangeur, quel monde!
Voilà comment une demi-douzaine de propriétaires-vignerons-récoltants,viennent de prestement planifier le cérémonial de la distillation de l'eau de vie, la "goutte" comme on dit par ici.
Ils devront pourtant, auparavant en faire la déclaration officielle auprès des messieurs cravatés des "Indirects".
Quelques jours plus tard, le Léon aidé de l'Abel vient récupérer l'alambic municipal qui somnole dans "la salle des pompes". Il y cohabite avec l'équipement des pompiers volontaires et l' hypomobile corbillard noir et argent. Seuls ceux qui manquent d'espace à domicile viendront distiller ici, "en fixe" à la fin de la saison.
Il faut hisser sur un plateau à deux roues la chaudière balourde, les cucurbites cuivrées, le refroidisseur et ses serpentins. La jument comtoise se charge d'amener le tout jusqu'à "la chambre à four" du Léon. Pendant deux jours, ce bataclan rutilant va impressionner les résidants habituels de la maisonnette, la vieille chaudière boucanée des patates à cochons, le placide four à pain de ménage, l'assourdissant broyeur de céréales et l'égrénoir à maïs.
(à suivre.)
An è in janvi, dans la quô d'la futrie. E sant cin ou si beyou d'cru à ch'vaux su yotè biclous.
- Qu'm'en y'è ti qu'an la qu'mence c'ta goutte, c't'an nian? An fè t'y à la dralle ou bin ique?
- A la dralle! Y'a pi-e gran-monde qu'la fê ique din la sâlle dè pompes, à couté du côrbillâ!
- J'qu'm'enceros bin, qu'dis l' Léon. J'è dè vèch' qu'vont fér' le viau binstôt, y s'rôt fè.
- T'âs tout l'laisi, fè don qu'm'en c'qui! Ape apré, an èra au bout l'bout. J'vas m'oc'per dè paperasses dè rats de caves, y s'ra fè.
Y'è point des tra-aîniaux, hui je pi-e tard, le Léon ap'in volôt san v'ni charchi l'ailambic daveu l'ch'veau d'vant l'châ. E l'an amoné dans la chambre d' fô.