Défi n° 129 " Voyage en nostalgie" proposé par Enriqueta pour Les Croqueurs de mots".
"Voyage en nostalgie".
Choisissez dans vos photos anciennes une qui date de vingt ans ou plus, racontez-là.
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1960 - 2014 = 54
Gagné ! Ça colle à la consigne.
Ces images ont ... quoi ? Déjà cinquante quatre années !
Années lycée.
Années pension.
Pensionnat de filles.
De filles venues de toute la France, pas la France des trente cinq heures, celle des quarante deux heures de cours par semaine.
Elles se les coltinent sans broncher.
Toutes les deux semaines, le samedi à seize heures, elles s'envolent du pensionnat et s'y retrouvent le lundi à huit heures. En décomptant les trajets, ça leur fait, pffou... au moins trente énormes heures tous les quinze jours à passer en famille... Que demande le peuple !
Si une malencontreuse "colle" individuelle ou collective leur tombe sur le paletot, la sortie est reportée à la quinzaine suivante... La loi c'est la loi !
Ce lycée laïc applique des règles de vie quasi monastique. Plaf ! Le monde extérieur s'aplatit le nez contre l'immense portail que le concierge boucle à double tour crac-crac.
Interdits les journaux, les magazines et les nouvelles du monde proche ou lointain.
Bannis les transistors méphistophéliques.
Tolérés les Kodak (Ouf ! Le défi d'Enriqueta va être possible !)
Aucun événement externe ne doit venir perturber les études de quelques centaines d'agnelles bien à l'abri dans cette bergerie.
Elles l'ont voulu, elles l'ont eu ! Après avoir concouru pour y être acceptées en quatrième, elles savent qu'elles n'en sortiront que huit années plus tard, bac, certification pédagogique et deux concours terminaux, en poche. Amen, la messe est dite !
Les brebis vont vivre sous la houlette d'une surveillante générale célibataire, pas grande, sans âge, austère, noiraude et Corse qu'elle nomme Ménazelles. Huit ans durant ses yeux pruneaux vont viser super bien superviser toutes ces SES Mesnazelles.
Comme tout un chacun la Grande Manazelle a deux sourcils. Chez elle, curieusement l'un est très blanc, l'autre très noir.
Le haussement d'un seul, le blanc, marque la frontière entre une sévérité ordinaire et une foudre éminente. Mieux vaut ne pas provoquer l'élévation de l'albinos !
Toute Manazelle convoquée dans son bureau n'en mène pas large.
Chaque matin la Surgé - Grande- Manazelle inspecte SES troupes, emblousées semaines impaires de carreaux rouges qui virent aux carrelages roses les semaines paires. Malheur aux Mesnazelles en erreur de coloriage !
Chaque midi Grande-Manazelle et MADAME (la directrice) arpentent l'allée centrale du réfectoire. Les Manazelles disciplinées, par huit, debouts derrière leurs chaises attendent le signal du sit down - setzen sie sich, en lorgnant sur le saladier de végétaux qui complémente artistement le Formica rouge de la table. "Vous", là-haut Faites qu'il y ait un petit escargot dans la laitue, le partage m'en laissera davantage, merci "Vous".
Un signe discret de MADAME, décodé en "je vous en prie asseyez-vous donc à la place qui vous est impartie et prenez plaisir à déguster ce déjeuner inclus dans le prix de votre pension" (c'est fou ce que l'on peut traduire en une légère inclinaison de tête) et ça se met à brouhahater. La cheffe de table, qui change toutes les semaines, sert sans trop "paner" les unes et les autres. Tout ce petit monde se restaure de bon appétit. Hé! "Vous", où est l'escargot ?
Le jeudi après-midi promenade obligatoire. Aération du bataillon et permission de contact visuel avec la civilisation.
Là aussi veille la Vigie.
Ses yeux vifs et implacables scrutent le démarrage du défilé de SES Mesnazelles.
Ses Mesnazelles gantées et chemisiées de blanc, en tailleur et béret bleu marine, chaussures impeccablement assorties.
Ses Mesnazelles par centaines qui vont traverser la ville en deux longs rangs d'oignons bien alignés, encadrées par quelques "grandes", niveau concours final, les pionnes.
Ses Ménazelles qui ne doivent se faire remarquer que par leur discrétion, Mesnazelles VOUS-REPRESENTEZ - LE - LYCEE, leur port de tête altier, leurs pas assurés une-deux-une -deux, ni fous rires, ni mollesses du genou, ni piaillements, ni blablatage. LE-LYCEE ! VOUS-ETES-LE-LYCEE, vous dis-je !
Prudence ! On chuchote qu'en ville la Grande Manazelle aurait SES espions... Les demoiselles ont intérêt à se tenir peinardes !
Il faut voir comme elles se dépeinardisent quand les rangs d'oignons déboulent enfin en vue des prés et des vignes, boum ! Explosion du cortège ! Quilles bousculées ! Feu d'artifice !
Libérées les donzelles ! Elles s'égaillent, se décontractent en épluchage de gants, valdingue des bérets, liquéfaction des tuteurs vertébraux, patati-patatage, rigolettes, shootages de cailloux, maraudes en tous genres (eh, gaffe à la pionne !), affalage dans l'herbe des talus, rhaaa... soupirs d'aise.
Rhaaa ! Deux heures durant les jouvencelles gobent l'air libre, aspirent le ciel ouvert.
Deux heures si vite passées... Déjà on doit reconstituer le puzzle des Manazelles.
On réajuste le béret, 'tention ! pas de guingois "VOUS-ETES... "! Vite, on ratatine au fond des poches les violettes ou les trèfles à quatre feuilles cueillis dans un grand élan de fraîcheur à palper... et qui virent aux vieux poireaux que l'on ne cherche même pas à réanimer et que l'on écrabouille au retour, avec un zeste de mauvaise conscience entre les pages du gros dico. Cinquante ans après on les y retrouve raplaplats, anémiés, sécotement diaphanes au centre d'une auréole sépia ... on ose à peine les effleurer d'un bout de doigt... mollo-mollo on referme le gros dico... J'affirme pouvoir vous montrer sur quel talus sont restées leurs racines...
On ré-en-di-man-che len-te-ment les cinq doigts droits, identique punition pour les cinq gauches, so smart !
On se retuteure de la nuque aux talons.
On se remodèle pour la galerie un air de grandes filles modèles.
On rectilignise les rangs d'oignons.
On rentre.
S'ensuit entre quelques inséparables, l'agréable moment du goûter. Aucune ne reste jamais au pain sec. Partager spontanément miels et confitures-maison avec celles qui ne rentrent pas souvent dans leur famille va de soi.
L'étude du soir, silencieuse, regroupe une quarantaine de Mesnazelles par salle.
Interdiction de s'évader dans les pages d'un livre de bibliothèque ou bien d'habilement tresser des scoubidous, avant que les devoirs ne soient terminés; jolie surveillante surveille, l'esprit et le sourire ailleurs, elle tricote un pull torsadé pour son gentil fiancé qui ne rentrera pas de la guerre d'Algérie...
- Waouh ! Tu as "survécu" à tout ça, sans télévision, sans BD, sans téléphone, sans tablettes ? s'étonne la jeune génération.
- Il faut croire ! Tu peux ajouter sans chauffage dans les dortoirs, sans eau chaude aux robinets alignés sur un bac à toilette commun, sans maquillage, sans hystérie collective, sans piercing, sans cigarettes, sans french manucure, sans fringues de marques...
- C'est toi qui refilais ta crème de marrons à ma mamine Thérèse ?
- Ouais ! en échange d'une demi-portion de "serpillière" !
- Quoi ? Pouâh !
- T'inquiète ! c'était le petit nom du hachis Parmentier, et il était bien bon!
- C'est vrai que ma mamie Christiane se faisait rapeller à l'ordre à cause du "pain du bourreau" ?
- Fallait pas rigoler avec ça ! Repas après repas, la cuisinière, dame âgée ( les plus de vingt cinq ans étaient des vieux à nos yeux d'ados) grande et sèche à l'impeccable chignon blanc, restait dignement assise à côté de la machine à couper le pain qui dzzzinguait, dzzzinguait, dzzzinguait les tranches de flûtes. Ta mamie désignée pour la semaine, réapprovisionneuse de la tablée, pressée de remplir la corbeille et de revenir à son assiette, harponne les tranches à la poignée et les jette plaf enchevêtrées en fatras dans la bannette. Petite, a prononcé calmement la vieille dame en retenant fermement le pan de la blouse de l'irrévérencieuse, le pain ça se respecte et celui-ci n'est pas le pain du bourreau (que l'on dépose à l'envers), tu le ranges ! Ta mamie a docilement aligné les morceaux et son pan de blouse a été libéré.
- Hihi ! Aujourd'hui encore elle est très pointilleuse et zieute souvent la corbeille à pain!
- Eh oui Mesnazeaux ! Les Nicole, les Monique, les Christiane, les Claire, les Thérèse, les Marie, les Simone des "années sans" ont été dispersées par la vie "avec" des responsabilités de profs, d'infirmières-chefs, de conseillères, de kiné. Elles ont accumulé de beaux souvenirs, ont ravaudé tant bien que mal les balafres de leur âme et de leur cuir ... Une poignée d'entre elles ne s'est pas perdue de vue. Ahah, voyez, quand on parle du loup ! Voilà qu'arrivent les Ménazelles- "sans"! Zou-zou-zou ! disparaissez "jeunes z'avec" ! Faites place à celles qui ont cumulé pendant leurs "années sans" bien plus "d'avec" que vous l'imaginez et qui vont, illico, partager quelques bulles fines en hommage à plus de cinquante années d'amitié !