Défi n° 254 proposé par Jeanne FaDoSi pour Les Croqueurs de Mots
Jeanne nous dit :
"Essayons de faire abstraction du vécu de ces deux dernières années pour écrire un texte de quelques lignes en prose ou en vers (libres ou pas) dans lequel nous nous projetons dans cet avenir proche. Rêvons un peu, beaucoup, passionnément !"
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Armand est un vieux monsieur qui a franchi avec enthousiasme le seuil de la nonantaine.
Lorsqu'il décida de vivre sa retraite dans la maison familiale, les gens du bourg murmurèrent, mi-figue, mi raisin,
- "L'original" est revenu.
"L'original" est une formule neutre et prudente utilisée par ses congénères, qui l'ont souvent considéré en décalage vis-à-vis d'eux.
Si d'aventure l'un d'eux croisait Monsieur Armand dans ses périodes "fantaisistes"- chaussures dépareillées, rubans colorés noués à son grand feutre noir, soliloquant avec sauterelles et pâquerettes – il aurait été tenté de majorer “original” en toc toc brindezingue et personne ne l'en aurait blâmé !
Pourtant, aucun n'a jamais franchi cette limite ; in extremis on se souvenait que ce personnage "travaillait aux impôts". C'est suffisamment flou pour troubler et assez clair pour en imposer (sic !)
Monsieur Armand possède une autre particularité. Contrairement à ses semblables vieillissants qui s'agrippent à leur mémoire ancienne, lui, gomme sciemment le passé. Il le considère comme un vécu périmé encombrant ; il le vire sans aucun scrupule.
Puisqu'on lui a souvent assuré que la nature a horreur du vide, Monsieur Armand pressent que les petits tiroirs de son cerveau n'attendent qu'une chose : être à nouveau remplis.
Mais, par quoi ?
Depuis peu l'esprit de Monsieur Armand est en brouillamini. Il subodore qu'il s'y trame des étrangetés, comme qui dirait, des bizarreries...
Nullement inquiet, plutôt excité, il pressent que les petites cases vides sont en train de se combler à nouveau.
Peu à peu, il perçoit des informations qui le surprennent. Des détails concernant le futur.
Puis, Monsieur Armand n'a plus de doutes, il sait qu'il sait de quoi demain sera fait.
Le voilà face à un dilemme : s'il dévoile abruptement cette nouvelle singularité, on va le juger ramollo du ciboulot et, s'il se tait, il va faillir au devoir de donner un coup de pouce à ceux qui en auraient besoin.
Il décide d'informer son entourage, par petites touches, sans les effaroucher ni les alarmer.
Monsieur Armand est comme un volcan qui voudrait exploser et qui ne peut se permettre qu'un discret pet de coucou.
Tourneboulé, il réfléchit longuement, assis à l'entrée du jardin public où il attend son arrière petite fille.
Il dévisse le pommeau de sa canne et en extrait précautionneusement une petite flûte.
Il se met à en jouer doucement les yeux clos. Manière efficace de renouer avec la sérénité.
Les oiseaux et les grillons font silence. Un long temps.
Peu à peu cesse la musique de Monsieur Armand qui conserve les yeux clos.
Face à lui, tout doucement, une voix joyeuse fait écho à la vibration de ses flûtis.
- Salut pépé !
- Oh ! Tu es là ma Criquette ! Bonjour ma sauterelle préférée !
- Tu es prêt pour le tour du parc à pas de géant ? Tu te souviens, on a commencé ce rituel alors que j'avais un peu plus de deux ans ! On riait comme des bossus, moi qui trottinais et toi qui chaussais des bottes de sept lieues !
- Les temps changent, c'est toi maintenant qui feras les plus grands pas. Profitons-en, dans quelques semaines les allées seront fermées.
- Ah ! Ils vont les goudronner, ce sera sympa ! Remarque Criquette sans y penser vraiment.Tu sais quoi pépé ?
- Ben non, je ne suis pas devin...
- Le mois prochain, pour mon anniv', j'ai... Oh... tu ne devineras jamais !
- Eh non, je ne suis pas prophète !
- Écoute bien : j'ai la permission d'aller danser en boîte de nuit et de mettre une jolie robe de demoiselle, j'suis trop contente !
- Oh, tu sais les boîtes et les boutiques, ça s'ouvre, ça ferme, ça ouvre à nouveau, les rideaux de fer sont faits pour ça... Ça n'est pas mal non plus de danser chez soi, en chemise de nuit...
- Pépé! Tu charries trop là ! s'exclame l'adolescente en faisant mine de dénouer les rubans du feutre. Et puis j'ai enfin droit au maquillage ! Tu verras, je vais dégoter un beau gloss à faire pâlir les roses !
- Jolie comme tu es, ça ne m'étonne pas ma Criquette ! Er même si on ne voit que tes yeux, tu vas faire des ravages !
- … Tais-toi, pépé, on croirait que tu veux me bâillonner !
- Non, non, pas du tout, moi je ne veux rien de tel... Au fait, à quel moment fais-tu tes courses alimentaires ?
- Ben... Comme tout le monde, en rentrant, en fin de journée, pourquoi ?
- Je me disais que tu pourrais les faire pendant ta pause de midi... Tu sais avant dix neuf heures, en automne, il fait sombre dans les rues...
Criquette vient se planter devant Monsieur Armand et le regarde intensément, mi surprise, mi rieuse .
- Eh ! Pépé !... Tu ne vas tout de même pas aller jusqu'à me parler de restrictions et de couvre-feu ! Oh là ! On est en 2018 et non en 1941, la guerre est ter-mi-née, pépé !
- Tss tss... On ne sait jamais à quel genre de guerre on peut avoir à faire... Profite bien de la vie ma Criquette ! Allez viens, on va le dénicher ensemble le beau gosse qui fera pâlir les roses !
Criquette s'étrangle de rire
- Pépé ! C'est un "beau gloss" que je dois trouver, pas un "beau gosse" !
- On ne sait jamais, l'un n'empêche pas l'autre ma Criquette ! Ai confiance en la vie et... en ton pépé !