Défi n° 243, proposé par Colette pour Les Croqueurs de Mots.
Lipogramme A.
( Écrire un texte sans "a")
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C'est l'hiver.
Du côté de ce rustique lieu-dit de bergers et d'éleveurs, tout est neige.
Neige sur les buissons givrés.
Neige sur les fils électriques où l'été les hirondelles pépient, ordonnées comme épingles pour linge.
Neige sur l'herbe roidie de gel.
Neige sur une route endormie, vierge de tous sillons.
Hors hiver des flopées de voiturées de toutes sortes y circulent; des bœufs enjougués tirent mollement jusque vers une scierie les lourds troncs des chênes; les douces juments véhiculent les édifices sensibles des meules de foin et de fines pouliches font giguer de légers tilbury.
Sur ce chemin, deux engins se meuvent d'eux- mêmes: une Citroën -deux- équidés, celle du médecin et une torpédo poussive, complice rococo d'un vieux British exilé.
Un soleil décoloré noie ce silence nivéen.
Rien ne bouge.
Subitement des corneilles s'envolent et fulminent : des échos juvéniles et joyeux venus de l'horizon ont perturbé leur réunion, une troupe de mouflets - libre d'école le jeudi - se précipite en joyeuses turbulences sur le réservoir gelé que les grenouilles ont déserté.
Schliiii- criiiisss... en circonvolutions compliquées, les fers de leurs croquenots de bois griffent cette couche figée.
Friii Friii Friiiiii...! Les fortiches enchevêtrent leurs surnoms; les sciures givrées des DD, GG, PP, giclent jusque sur deux peureux restés sur berge, les humectent copieusement. Ils couinent. On les hue. Ils hésitent. Se concertent. On les oublie. Ils se précipitent, l'œil fielleux, s'embrouillent les brodequins, trébuchent, se prennent une pelle. On rit. Ils se retiennent de pleurer. Ils geignent, ouille, leurs genoux nus sont brûlés de froid. On se moque de ces empotés.
Vexés ils vont dissimuler leur moue lippue derrière une butte, pour fomenter une riposte. Bientôt ils pilonnent leurs ennemis de boules de neige cruellement bien serrées.
Les concurrents ripostent illico.
On lutte. On se retrouve le cou en rigole de froid-neigeux, le nez en compote et les lunettes boiteuses.
Puis, essoufflés et toussoteux, les oreilles coquelicot, les compétiteurs stoppent les hostilités, redeviennent compères et s'en retournent vers l'essentiel, le glissoire.
Les intrépides fusent en oblique "... 'tention ! Porthos ! Ses potes et leurs mousquets !" crie une buée de leur souffle. Vivement ils glissent vers les filles et, rudement, les dépouillent de leurs fichus.
Les donzelles trépignent de rogne, fondent sur leurs tourmenteurs et volent prestement leurs bérets - peu soucieuses de les délester d'une poignée de cheveux.
On se bouscule, on rit, on se houspille, on pleurniche - oh juste deux petits hoquets - et on replonge en mêlée.
Lorsqu'une robuste sonorité couvre le tohu-bohu - c'est le clocher qui répète "il est midi " - tout ce petit monde s'étonne et regrette que le temps file si vite.
Il est temps de rentrer chez soi.
Une ultime singerie, une dernière petite pique et on file vers son logis, trouver le réconfort d'une bonne soupe, possiblement précédée d'une mornifle - qui dégrise promptement - motif : lunettes bistournées.
« Rhooo, bin... quelle touche elles ont... Surtout que c'en est des qui sont presque toutes neuves ! Not' cousine Yèyette les eut portées seulement depuis un lustre; le verre droit est juste fêlé léger et griffuré des ronciers, oh trois fois rien. Et toi, tu les bousilles en un rien d' temps; t'es un drôle de gonze l' Dédé, moi j' dis. Et pis l' Lonlon qui bigle, y compte d' sus l' jour d' communion solennelle pour bien voir c' qu'on lui dit, qu' i' dit. Rhooo, bin mon fieu ! C'est ton problème, tu t' débrouilles, tu r' joins les deux bouts en Stcoch... Scoch... en BIDULE qui coince, quoi ! ››
Dès le début de la semonce, l' Dédé se bricole un humble profil et devient tout étriqué.
« Rhooo, pis dis don'... R' dresse toi voir... Rhooo, montre voir... c' que j' vois... Ton... ton...TON TRICOT... C'est' i çui qu'on conserve propre QUE pour une veille du lundi ? Viens voir montrer, que j' te dis. Rhooo, eh bin ! Bougrement voui, c'est lui ! Rhooo, et pis qu'il est tout embu, rhooo et pis tout vrillé, rhooo ! Pourquoi qu' tu l'eus mis un jeudi ? Hein ? Commère - moi voir pour voir...››
L'infortuné Dédé se trouve tout honteux, pris entre deux feux.
Nicole, première née, devine que c'est pour Simone - celle qui porte un si joli fichu bleu - que Dédé est coquet. Il veut qu'elle le repère, qu'elle s' intéresse à lui comme lui se préoccupe d'elle.
En cette moitié de vingtième siècle, cette mère ignore que son fils de neuf printemps puisse éprouver des sentiments, pour une jeune conscrite ...
D'ici presque deux siècles, des juniors riront bien de cette bluette, lorsqu'ils oublieront de prévenir qu'ils vont skier, ne rentreront que mercredi, ignorent où ils seront hébergés et s'en moquent, et retrouveront leur groupe de copines - rencontrées hier - sur des pistes de glisse fictives et régentées.
Elles seront en tenues de ski - ville, chic, dernier cri.
Elles confieront que, trop dégoûtées du soleil et du site neigeux, trop en flemme pour bouger, trop emmiellées de tout, elles se sont empiffrées de documents soporifiques sur leur iPod.
Un des dossier " l'hiver du temps des très vioques" les terrorise encore.
Elles n'ont rien pigé. C'est un monde obscur, ténébreux et irréel. Elles en tremblent.
« C'est quoi un fichu ? une soupe ? une mornifle ? et une mère qui embrouille son fils pour un... bidule ...un... tricot ? Inouï, non ? pourquoi un clocher ( c'est quoi, dis ?) impose-t- il de rentrer déjeuner ? et pourquoi se retrouver "en complète tribu" ? Grotesque, non ?
« J' suis trop vénère, Myrtille.››
« C'est une prise de tête c' truc... J' llucine ! ››
« Go ? Zoé ! ››
« Go Myrtille. Tout schuss !››