Défi n°225 proposé par Jill Bill pour Les Croqueurs de Mots.
Jill Bill nous dit :
" Je vous propose de vendre avec l'image ci-jointe, (clic droit + le lien !)
ce chouette tableau, en héritage, digne d'Halloween !
"Soit à votre richissime patron collectionneur,
Soit sur un vide-grenier,
Soit à une galerie d'art,
Soit dans une célèbre émission télévisée sur A2..."
A inclure dans votre écrit le verbe emberlucoter ! "
- Quoi !... Seulement cinq euros ? s'insurge Victor, je vous trouve bien pingre, monsieur l'expert... Et, en plus, vous exigez que le tableau de mon grand père soit d'abord présenté aux enchérisseurs CÔTÉ VERSO ! Vous craignez - je vous cite - que les quatre potentiels acheteurs, antiquaires en œuvres d'art, ne périssent apoplexiés. Vous ajoutez que ce gâchis ferait mauvais genre dans le monde des décorateurs tout en sabotant l'audience de l'émission, et moi, Victor, je subodore que vous avez la trouille de vous retrouver au chômage. Cinq euros... non mais eh !
Victor bougonne. Victor est en rogne - pardonne-leur pépé, ils ne savent pas ce qu'ils font.
Vaillamment il entre dans l'arène et stoppe à six pas d'un long bureau sur estrade. Là, quatre potentiels acheteurs, Armand, Arthur, Marie-Aglaé et Rosette, en rang d'oignons et en bon ordre alphabétique, ne cachent pas leur hâte gourmande de se bagarrer en surenchères.
Après le questionnement rituel : qui êtes-vous ? d'où venez-vous? on en arrive à " que nous proposez-vous "?
- Un tableau peint par mon grand-père au siècle dernier, se redresse fièrement Victor.
Les quatre oignons roucoulent des "ah" de sympathie.
L'un d'eux exprime son impatience en alexandrin - Vite ! voir le côté recto de votre tableau !
On s'exécute.
Oscillations dans le rang des oignons.
- Ouhlà ! tressaille Armand qui plante méchamment ses lunettes en biais sur son crâne chauve.
- Coa ?... coasse Arthur qui se met à sourciller dans tous les sens (un tic de terreur oublié depuis la sixième; la faute à cette peau de vache de prof de sciences qui pinçait les cuisses des grenouilles vivantes.)
- Han...glagla... Les yeux de Marie- Aglaé sont exorbités, ses mains plaquées sur des dents qui entrechoquent leur re-blanchiment récent.
- ... ...
Chez Rosette ? Rien... Mutisme complet. Elle s'est affalée sur le bureau, les bras en vrac, les orteils ratatinés de frayeur. En douce, un peigne de son chignon en profite pour se suicider, il saute dans le vide.
Victor s'étonne de l'effet produit.
Armand descend ses lorgnons et de l'estrade. Armé d'un viril courage il se plante devant l'œuvre.
- Pourq...? Pourquoi votre grand-père a-t-il...? a-t-il fait ça... ? hésite-t-il la bouche sèche.
- Mon grand-père n'était ni un emberlucoteur, ni un vide-gousset, il était simplement un des premiers orthodontistes et se voulait pédagogue, explique calmement Victor.
Semi-rassuré, l'auditoire reprend vie, les quenottes s'apaisent, les torses se redressent, les grenouilles regrenouillent et le peigne se remet en chignon.
Victor poursuit.
- Vous savez que les enfants adorent se faire peur. Curieusement, le tableau amusait et apaisait la jeune patientèle de grand-père. Il leur démontrait que le sourire de la Joconde aurait été moins pincé si elle avait connu l'orthodontie; les petits riaient de bon cœur et leur légitime appréhension s'estompait !
- Mais... le nez... le front... troués ? s'inquiète Armand.
- Mes cousins et moi nous sommes beaucoup exercés aux fléchettes sur cette pauvre Mona Lisa !
- Et... les orbites ? ose Marie-Aglaé.
- Mon grand père prétendait que les yeux de la Joconde manquaient d'éclat. Il laissa vacantes leurs orbites; par jeu, le premier petit patient de la journée avait le privilège de se précipiter pour y déposer deux belles billes multicolores. Le temps passa, le tableau disparut du cabinet - nous l'avions un peu trop bigorné ! Il restait à pépé une réserve de billes, petit à petit il les distribua aux enfants qui supportaient bravement les entraves métalliques qu'il leur imposait.
- Cinq cents euros ! s'écrie Rosette avec fougue. Elle déboule de l'estrade et, dévotement, honore la Lisa d'une agate bleue et d'une agate verte. Victor ! Je vénérais votre grand- père, j'ai conservé toutes ses agates avec reconnaissance. Louée soit l'orthodontie, s'exclama-t-elle dans un sourire parfaitement parfait !